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   Métaphysique de l´amour : Schopenhauer en défaut dialectique !
Voici deux textes, présentés comme addenda au Monde comme volonté et comme représentation, qui ont au moins l´intérêt d´illustrer la thèse centrale du grand œuvre schopenhaurien. Si la Métaphysique de la mort contient des intuitions pertinentes (notamment sur le temps), si elle est souvent bien argumentée, bien étayée, en revanche, celle de l´amour pèche en bien des points.

Tout d´abord, rappelons la notion d´espèce biologique. Dans les faits, dans la réalité de terrain, dans la nature,
il n´y a que des individus. Tout ce qui permet à l´espèce de perdurer est porté par les individus et seulement par eux.
L´espèce est une notion abstraite, un concept, correspondant à une vision ensembliste :
l´espèce c´est, peu ou prou, l´ensemble des individus susceptibles de se reproduire entre eux. Mais cet ensemble n´a ni esprit, ni existence autonome, ni ontologie propre ; il faut se garder de faire de l´espèce une sorte d´avatar de divinité. Il n´y a aucun esprit de l´espèce ; celle-ci n´est ni transcendante, ni figée, ni éternelle. L´espèce n´est pas transcendante : rien ne plane au-dessus des individus, ni en plus d´eux, qui piloterait leur comportement. L´espèce n´est pas figée : des mutations génétiques et des transformations s´y produisent. L´espèce n´est pas éternelle : nombreuses sont celles qui ont disparu ou dispaîtront. Et quand une espèce a disparu,
c´est-à-dire quand il ne survit plus aucun de ses représentants (l´espèce est devenue un ensemble vide), il ne survit rien d´elle (les fossiles ne sont pas vivants) ; il ne reste alors aucun esprit éthéré de l´espèce qui se désolerait de la disparition de tous ses membres. Biologiquement, l´entièreté de l´espèce est portée par les individus qui en font partie : on
n´a encore identifié aucune entité biologique ou supra-biologique en plus des individus.

Ce qui n´empêche pas, ici ou là, la survenance de propriétés émergentes, c´est-à-dire, de propriétés d´ensemble qui ne se retrouvent pas dans celles des éléments ; des attributs du collectif qui ne sont pas déterminés par la biologie des individus : des nouvelles propriétés émergent du composé, qui ne sont pas dans les composants. Ainsi, à la marge, on peut observer des comportements qui semblent viser à pérenniser le groupe aux dépens des individus. Pensons au suicide collectif des lemmings et supposons, par simple largesse
d´esprit, que ce comportement chez ces rongeurs ne soit pas un mythe, qu´en est-il de ces cas très rares ? Il se peut qu´il y ait là une décision du groupe qui, constatant l´insuffisance de ressources alimentaires sur une territoire fermé donné (une île, par exemple), quoiqu´il aurait pu opter pour une concurrence active entre les individus pour en diminuer le nombre, a préféré la disparition totale du groupe (!) Mais comme, d´une part, c´est un groupe qui est en jeu, et non pas l´espèce entière et que, d´autre part, ce comportement sacrificiel des individus amène à la disparition totale dudit groupe, on peut y voir une sorte de sommaire calcul politique (propriété émergente survenue dans le groupe et permettant de déroger aux comportements instinctuels de concurrence entre les individus), mais que ce calcul est erroné, puisque le groupe entier a disparu. Autrement dit, si ce comportement de suicide collectif visait à préserver le groupe, il n´aurait pas fallu que sa totalité se sacrifiât. Erreur de calcul !
On remarquera que ce comportement, s´il s´étendait à tous les groupes d´une même espèce aboutirait à l´extinction pure et simple de celle-ci. Il reste donc à étudier plus finement, peut-être comme simple anomalie comportementale, si tant est, encore une fois, qu´il soit réellement observé.
En dehors de ces cas très marginaux qui demandent encore à être étudiés, donc, globalement les individus répondent à leurs appétits individuels, lesquels sont aussi censés avoir des effets de bord favorables à la survie de l´espèce. Remarquons que, dans
l´espèce humaine le politique pourrait être vu comme propriété émergente du groupe, propriété qui n´est pas déterminée par la biologie des individus. Mais c´est un peu plus complexe : la biologie du cerveau humain le rend souple, et à même de générer une épaisse couche non biologique dans l´appareil de ses comportements : la champ culturel, non biologiquement engrammé.

Maintenant, revenons à la Métaphysique de l´amour de Schopenhauer

C´est le travers – condamnable au regard du matériau à disposition de la pensée produit depuis leurs écrits – de nombre de philosophes que d´affirmer sans étayer. Ou en étayant si partiellement qu´on sent que les pans du réel utilisés sont sélectionnés précisément pour soutenir la thèse alléguée. Comme si la pensée philosophique était, en partie, une pensée pré-scientifique (ce qui expliquerait, soit dit en passant, la quasi-disparition des philosophes, aujourd´hui).
A la lecture de La métaphysique de l´amour, combien de fois n´ai-je pas été tenté
d´interroger dans la marge du texte imprimé : « les sources ? »
Dans ce texte court, servant une thèse simple, Schopenhauer nous explique que
l´amour, l´amour passion entre un homme et une femme, répond à une injonction qui les dépasse, injonction de l´espèce considérée comme une essence, une transcendance qui détermine à leur insu les actes des individus. Que cet amour passion, cru à tort choix individuel, est en réalité la façon dont l´instinct sexuel et le vouloir-vivre de l´espèce
s´actualisent pour réaliser la meilleure perpétuation possible de l´espèce, à travers chaque être à procréer. Que l´intensité même de la passion serait à l´aune du vouloir-vivre de l´être exigeant de naître (oui, chez Schopenhauer, l´être préexiste à lui-même, au moins sous
l´essence subjective d´un vouloir-vivre). Schopenhauer explique la prégnance, l´irrésistible de l´amour passion, sa morbidité pouvant aller jusqu´à la mort, par une pulsion qui dépasserait l´individu : l´instinct sexuel serait une injonction de l´espèce, celle-ci vue comme une entité autonome qui, en l´occurrence, n´hésiterait pas à sacrifier ses membres pour se perpétuer.
Evidemment, tout ça sent un peu la poussière : la sexualité a aujourd´hui d´autre vocation que la seule procréation. Mais je laisserai cet aspect actuel de côté, quoique saillant. De même, je laisserai de côté la question de l´amour passion entre deux femmes ou entre deux hommes ; du reste, Schopenhauer l'évoque mais pour rapidement l´évacuer : elle altère un peu trop sa propre théorie.
Ce serait pourtant aisé, mais ce n´est pas en allant chercher des sources contradictoires externes que je mettrai en défaut la thèse schopenhaurienne. C´est en examinant le seul texte : d´abord en notant le défaut que produit une vision partielle des faits humains, vision qui sélectionne ceux qui confirment la thèse exposée et occulte ceux qui l´infirment. C´est ensuite en examinant le passage, aporétique, sur la jalousie.
L´intensité de la passion entre un homme et une femme serait révélatrice, donc, de
l´urgence du vouloir-vivre d´un être à naître. Le caractère jusqu´au-boutiste, les possibles conséquences mortelles de cet amour passion seraient, selon Schopenhauer (et il prend
l´exemple littéraire de Roméo et Juliette), l´indice de l´asservissement incontrôlable à une pulsion qui dépasserait l´individu (puisque propre à le détruire), et qui le piloterait à son corps défendant. Dont il serait en quelque sorte le jouet.
Questions : la guerre n´amène-t-elle pas, elle aussi, à se soumettre à des injonctions qui dépassent, voire contredisent, les motivations individuelles ? Ne peut-elle avoir, elle aussi, des conséquences mortelles ? Pour autant, dira-t-on que la guerre a vocation à perpétuer
l´espèce ?
Les réponses sont assez évidentes, me semble-t-il. On voit que la « pulsion » militaire, bien que pouvant être aussi prégnante et avoir au moins autant de macabres conséquences que l´amour passion, ne répond pas vraiment à l´injonction de perpétuation de l´espèce. Autrement dit, les critères de prégnance sacrificielle du désir sexuel ne suffisent pas à démontrer une injonction sous-jacente de l´espèce qui veut se perpétuer (puisque ces mêmes critères sont également en jeu dans un contexte qui n´a rien à voir avec la survie de l´espèce, la guerre. Une guerre nucléaire aujourd´hui laisserait très peu de survivants humains). Voilà pour ce qui est du défaut, de la sélection limitée, qui invalide le raisonnement de Schopenhauer.
Afin d´être compris, je reformule autrement : Schopenhauer tente de démontrer que
l´impératif sexuel, parce qu´il peut aller jusqu´au sacrifice de la personne, ne peut
s´expliquer par une pulsion individuelle (l´individu tend généralement à se conserver lui-même), et qu´il ne peut donc être que l´expression du vouloir-vivre spécifique, qui dépasse de beaucoup les objectifs des individus, qu´il est prêt à sacrifier, au besoin. Or la guerre est une dimension de la vie humaine qui suppose également beaucoup de sacrifices individuels, sans pouvoir prétendre à perpétuer l´espèce (le jeunes morts au champ
d´honneur font de médiocres reproducteurs). Donc l´impératif sacrificiel n´implique pas,
n´est pas une preuve, n´est pas l´indice sûr que se cache derrière lui une injonction de
l´espèce voulant se perpétuer. Partant, cet impératif sacrificiel peut être inclus aussi bien dans un simple projet individuel, ne relever d´aucun dépassement de l´individu (un suicide n´a pas forcément le projet d´un dépassement de soi).

On le verra mieux maintenant avec la jalousie, thème que Schopenhauer aborde expressément pour tenter de démontrer sa thèse.

Le moment de la jalousie serait, pour Schopenhauer, celui si révélateur où la pulsion de
l´espèce s´exprime sans masque. Le jaloux J, dont le rival R a finalement eu gain de cause auprès de la femme convoitée F, exprimerait l´urgence absolue du vouloir-vivre de l´être E1 qui serait né de son accouplement avec F (si F avait bien voulu), individu E1 qui serait le mieux conforme au « type spécifique », le mieux à même de perpétuer, à son tour,
l´espèce.
Questions : comment le jaloux J peut-il être sûr à ce point que R n´est pas une meilleure solution que lui pour procréer un nouvel être E2, encore plus à même que E1 de perpétuer l´espèce à son tour ? Si R a finalement séduit, au détriment de J, la femme F, c´est peut-être que R était mieux à même de répondre au projet spécifique ; c´est que l´être E2 est peut-être encore « meilleur » que ne l´eût été E1. Pourquoi, donc, J ne se résigne-t-il pas sagement, plutôt que de développer sa jalousie ?
On le voit bien ici : en réalité, la jalousie est une expression individuelle, et l´espèce, elle, se satisfait au contraire pleinement que R et F aient procréé.
Autre façon de le dire : la jalousie est révélatrice d´une concurrence entre les individus. Mais si ce jeu concurrentiel était piloté par l´espèce, qui y verrait un intérêt pour sa perpétuation, le perdant (J) à ce jeu devrait, au nom des intérêts supérieurs de l´espèce, se résigner, voire se réjouir de son échec. La jalousie ne devrait donc pas exister. Or elle existe. Comme signe, donc, d´une blessure d´amour-propre individuel, plutôt qu´expression d´un dessein de l´espèce.

En conclusion, si Schopenhauer avait ouvert son champ d´investigation au domaine guerrier, il aurait trouvé les mêmes caractéristiques sacrificielles que celle du domaine amoureux, sans pouvoir les rattacher à un quelconque projet de perpétuation de l´espèce. Donc l´esprit de sacrifice ne se place par forcément au niveau de l´espèce (chez l´humain, il peut se limiter au niveau d´une nation, par exemple, ou n´être qu´individuel).
Et s´il avait développé son examen de la jalousie, il aurait au moins douté qu´elle soit
l´expression d´une contrariété de l´espèce (J et R n´étant que des individus, J n´est pas mieux placé que R pour décider de ce qui est bon pour l´espèce, laquelle s´arrange fort bien, au demeurant, de l´accouplement R-F, plutôt que de J-F), et aurait plutôt pu l´attribuer à un désir, un caprice, très individuel, où l´injonction d´espèce est secondaire.
Freud qui, lui aussi, au moins au début de sa carrière, n´accordait à la sexualité qu´une finalité procréative, a sûrement dû puiser dans cette Métaphysique de l´amour. Exposé, hélas ! d´un déterminisme d´une trop grande simplicité pour être ni opérant, ni pertinent.

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