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Raymond Roussel – Locus Solus : la malle aux mortes âmes

Le premier des objets de culte fétichiste qui jalonneront le parcours du Lieu Solitaire est vivant : en terre noire, une statue d’enfant dans la dextre duquel a crû une plante propice à la vie.
Le second ne l’est plus, à quoi reste pourtant dévolu un rôle propitiatoire : une couronne d’or (ou plutôt sa représentation sur un haut-relief). Fondue-cachée, elle sera retrouvée à l’aide d’une chaîne de sésames verbaux, dont un, connu du seul bouffon du royaume.
Dans le cheminement qu’est Locus Solus, ce premier chapitre est le sas que nous ménage l’auteur avant immersion dans un monde de prodiges de sa façon, où la vie singée et le non-sens apparent attiseront l’angoisse métaphysique du lecteur.
Un groupe chemine donc sous l’égide d’un savant, Martial Canterel, faisant visiter son parc fabuleux. Au déroulement narratif du roman classique, se substitue ici l’enroulé/déroulé d’un procès à deux temps (l’effet puis la cause, ou le visuel puis le philosophique), et, pour les chapitres les plus conséquents, trois mouvements : 1 - la froide description d’un objet construit, d’une scène ; 2 - l’explicitation des principes physiques à l’œuvre dans l’objet ou la scène observée ; 3 - le conte, la légende, l’apologue, la tranche de vie que la chose ou la scène est chargée d’illustrer, ce troisième mouvement ayant fonction d’élucidation et insufflant du sens à ce qui, de prime abord, n’en avait pas. Car tout, d’emblée, nous est présenté sous l’angle de l’absurde et de la réification à quoi répond une extrême méticulosité dans la description matérielle.

Au long de sept chapitres, écrits dans l’à-plat minutieux d’un grand classicisme qui semble donner le change, se déploie un visuel baroque qui omet la perspective (celle-ci donnerait prématurément du « sens »). Ce sont : la « demoiselle », machine pavant le sol d’une mosaïque en dents ; l’énorme diamant, structure de verre remplie d’aqua micans (eau lumineuse permettant à toute créature d’y respirer) ; la cage de verre réfrigérée où sont réactivés huit cadavres, chacun pris dans les rets nerveux de sa mémoire résiduelle ; la gigue infanticide reproduite par des personnages en baudruche ; le tarot musical cachant dans son épaisseur un orchestre d’insectes plats (les émerauds)...
On l’a compris, on n’est pas dans une esthétique de la jouissance hédoniste. Ici, le soleil frappe à froid, mais avec une très haute intensité poétique.
L’extrême minutie de la description matérielle renvoie, par antithèse, au mystère de la production artistique. « C’est ce vide soudain de la mort dans le langage de toujours, et aussitôt la naissance d’étoiles, qui définissent la distance de la poésie », écrit Michel Foucault dans son Raymond Roussel.

Pour minutieuse qu’elle soit, la description n’en est pas moins énigmatique : le « procédé » innerve le texte, à quoi l’on sent, en effet, des incurvations qui ne peuvent s’élucider que dans l’analyse linguistique.
Ces machines « célibataires » n’ont de possible existence que textuelle. Les objets sont manipulés en toute bonne foi, dans une complète intégration, malgré leur structure incongrue qui évoque assez nettement ceux qui traversent les rêves (« une règle en lard », par exemple) – nous rappelant une nouvelle fois que l’inconscient onirique joue, lui aussi, avec les mots. Comme si le langage était vécu comme moteur même du rêve, mais du rêve qui s’imposerait les contraintes du réalisme.

Présentée et documentée par Tiphaine Samoyault, l’édition GF Flammarion comporte d’éclairants appendices. En 1988, neuf cartons détenus jusque là par la société garde-meuble de la famille Roussel, furent légués à la B.N.F. Des chapitres complémentaires, finalement retirés par l’auteur, s’y trouvaient. L’un d’eux traitait de la recherche du siège anatomique de l’âme : la deuxième côte gauche. On comprend que Roussel l’ait finalement retiré : le chercheur enthousiaste s’enflamme pour celle de Shakespeare, dont il conjecture qu’elle pourrait lui dicter un nouveau chef-d’œuvre. Or, chez Roussel incroyant, mort, l’homme, fût-il grand poète, n’est au mieux que redite.
On trouve également une fort édifiante chronique du psychiatre Pierre Janet, qui eut à examiner Roussel, comme cas d’extase laïque à quoi l’écrivain fut sujet, à l’âge de dix-neuf ans, quand il fut certain de la gloire qui lui reviendrait.

L’histoire littéraire est jalonnée d’auteurs qui ont renouvelé notre expérience de la lecture. Raymond Roussel en est un par le double-précurseur dont il fait figure : du Nouveau Roman, par l’expulsion radicale des personnages, de la psychologie et par la minutie dans la description ; de l’OULIPO, par le jeu sur la langue, le « procédé », les contraintes : comment ne pas songer aux puzzles de Bartlebooth (La Vie, mode d’emploi de Georges Perec) face à l’appareillage absurdement affecté à la mosaïque du « reître sommeillant dans une crypte sombre ».
Si la gloire, tant désirée par Roussel, lui est venue tardivement, c’est qu’il avait, sur ses contemporains, une modernité d’avance ; c’est que, sans tout à fait le tourner en dérision, il montrait du moins la stérilité d’un mythe : celui du Progrès. Et quelle plus cruelle illustration eût-il pu en donner que dans le babil aphone et figé du masque de Danton ?

Roussel visionnaire ? Il y a des années, se tenait en Allemagne, une exposition un rien provocatrice : d’authentiques cadavres, parfois écorchés (mais consentants de leur vivant), traités par un procédé dit de plasturgie, prenaient des poses diverses dans une scénographie figée qui attira grand succès. Par le texte, Roussel, longtemps avant, était allé bien plus loin : ses cadavres étaient animés.
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